
Sécurité des soignants : « Ce que vivent les agents, c’est un sentiment d’abandon » (Interview)
En septembre 2023, le ministère de la Santé publiait un plan pour la sécurité des professionnels de santé, devant le rapport inquiétant de l’Observatoire Nationale des Violences en milieu de Santé (ONVS). En effet, la violence contre les personnels en établissement comme en ville s’est banalisée et intensifiée ces dernières années. Un an plus tard, une proposition de loi a été déposée, adoptée à l’Assemblée en mars 2024, et tout récemment examinée au Sénat en commission des lois.
La Fédération CFTC Santé Sociaux a été entendue par Madame Patru, sénatrice, pendant plus d’une heure sur nos observations et bien sûr nos propositions sur la prévention, la déclaration des violences et l’accompagnement des agents, et sur le renforcement des peines encourues par les agresseurs.
Retour sur cette table ronde et les propositions portées par la CFTC avec Carine CHAIGNET, militante engagée sur le terrain, et Marion MILED, membre du Conseil Fédéral CFTC Santé Sociaux.
Entretien avec Carine CHAIGNET et Marion MILED, membres de la Commission Fédérale « Infirmiers »
Quelle est la perception de la CFTC sur l’évolution des violences en milieu de santé ?
Carine CHAIGNET : On assiste à une banalisation inquiétante des violences, verbales comme physiques. Ce n’est plus seulement l’exception, c’est devenu un climat de fond. Et ce, dans tous les secteurs : urgences, psychiatrie, EHPAD, mais aussi dans les services dits « calmes ». La peur, la souffrance, la détresse des patients ou de leurs proches peuvent dégénérer en agressivité, surtout quand les moyens manquent pour les rassurer ou répondre à leurs attentes.
Marion MILED : Ce qui est encore plus alarmant, c’est que beaucoup de professionnels ne déclarent pas les faits. Ils n’ont plus confiance dans les dispositifs d’alerte ou craignent des représailles. Il y a une forme d’usure psychologique, un sentiment d’être livrés à eux-mêmes, sans reconnaissance ni protection réelle.
Est-ce que le rapport de l’ONVS reflète cette réalité ?
Marion MILED : Il apporte des chiffres utiles, mais ils sont en décalage avec le terrain. Le rapport de 2022, avec 18 000 signalements, est certainement en dessous de la réalité. Et il laisse de côté un pan entier des violences : celles internes au système, comme celles issues de l’organisation, du management, du manque de moyens. Ces violences institutionnelles sont moins visibles, mais elles pèsent lourd.
Carine CHAIGNET : Le rapport ne permet pas toujours de distinguer si la hausse des violences est due à une vraie progression des faits ou simplement à une meilleure remontée de l’information. Et ça, pour nous, c’est un signal d’alerte. Il faut un cadre national de suivi plus précis, plus systématique, qui englobe aussi la réalité des cabinets libéraux.
Comment jugez-vous le plan pour la sécurité des soignants de 2023 ?
Carine CHAIGNET : Sur le papier, il était très prometteur. Mais les effets sur le terrain sont faibles. Les agents nous disent : « Qu’est-ce qui a changé concrètement ? » Ils n’ont pas plus de moyens, pas plus de réactivité des directions, pas plus de solutions pour désamorcer les tensions. L’affichage ne suffit pas.
Marion MILED : Certains dispositifs sont inadaptés. Les PTI (dispositifs d’alerte) par exemple sont encombrants, peu pratiques. Il y a de la vidéosurveillance, mais sans personnel pour la surveiller. Et les formations ? Trop rares faute de budget. Le plan ne va pas au bout de ses intentions.
Que propose la CFTC pour renforcer la sécurité des agents ?
Carine CHAIGNET : D’abord, renforcer la formation dès l’entrée en formation paramédicale : gestion du stress, communication non violente, détection des risques, désescalade des conflits. Ensuite, des équipes de médiateurs dans les établissements et les territoires pour intervenir avant que les conflits ne dégénèrent. Face à la violence interne subie par les agents, management, manque de moyen, qualité de vie au travail sont les axes essentiels à travailler.
Marion MILED : Et il faut aussi repenser l’organisation du travail. La violence surgit souvent là où il y a de l’attente, de l’incompréhension, des tensions non résolues. Améliorer les temps d’échange avec les familles, mieux coordonner les soins entre ville et hôpital, donner du sens à l’alerte… Tout cela contribue à une vraie prévention.
Quelle est votre position sur le durcissement des peines dans la proposition de loi ?
Marion CHAIGNET : Ce n’est pas notre priorité. Oui, il faut des peines plus fermes. Mais à quoi bon alourdir les sanctions, si les plaintes ne sont pas déposées, pas traitées, pas suivies d’effet ? Et puis, il y a la surpopulation carcérale… Il faut rester pragmatique.
Carine CHAIGNIER : Pour nous, l’efficacité de l’alerte et du traitement des situations est bien plus urgente. Permettre à l’employeur de porter plainte pour un agent, anonymiser les dépôts de plainte, étendre la notion d’outrage à tous les professionnels des établissements de santé : voilà des avancées concrètes et utiles.
Un mot pour conclure ?
Carine CHAIGNET : Ce que vivent les agents aujourd’hui, c’est un sentiment d’abandon. Ce n’est pas acceptable. La sécurité des soignants, ce n’est pas un luxe, c’est une condition de base pour continuer à soigner dans de bonnes conditions.
Marion MILED : Nous avons été entendues au Sénat, c’est un signal fort. Mais maintenant, il faut que la loi aille jusqu’au bout et surtout, que les moyens suivent. Sans cela, les soignants continueront à travailler dans la peur, et ce n’est bon pour personne.
Commentaires
Pas de commentaire.